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Analyses et forums

ANALYSE
La gauche hollandaise
LE MONDE | 29.03.04 | 13h28

Une parenthèse s'est refermée. Moins de deux ans après le funeste 21 avril, qui semblait vouer les socialistes et la gauche à une longue période d'éloignement du pouvoir, le vote du 28 mars marque leur retour en force. A lire les résultats des élections régionales et cantonales, dont le second tour aura amplifié le premier, le PS est redevenu le premier parti de France aussi soudainement qu'il avait paru s'effondrer ; son alliance avec les Verts et le PCF, qui s'était délitée en 2002, lui confère à nouveau, dès à présent, l'influence d'une formation concourant à l'alternance.

Certes, ce retournement électoral n'inverse pas, de facto, le rapport de forces entre la majorité issue de la réélection de Jacques Chirac et son opposition : au lendemain d'une défaite aux allures de désastre, l'UMP contrôle toujours l'Assemblée nationale et le Sénat, fournissant au gouvernement les bataillons nécessaires au soutien d'une politique. Il offre pourtant à la gauche les conditions d'un rééquilibrage inédit, d'une redistribution des pouvoirs qui coupe le pays à mi-hauteur : à M. Chirac et aux siens les sommets de l'Etat ; au PS et à ses partenaires la quasi-totalité des régions et, pour la première fois, la moitié des départements.

Comme si, par un cruel paradoxe, M. Raffarin voyait se retourner contre lui cette "France d'en bas" qu'il prétendait incarner.

Au-delà du symbole, la victoire des socialistes est inscrite dans les chiffres. En recueillant 50,15 % des suffrages exprimés (contre 37 % aux listes UMP-UDF), ceux-ci se hissent à leur plus haut niveau à l'occasion d'un scrutin national sous la Ve République, exception faite du premier tour des élections législatives de 1981, qui avaient suivi l'accession de François Mitterrand à l'Elysée (55,6 %). De fait, même en 1988, après la réélection du même François Mitterrand, la gauche n'avait rassemblé que 49,2 % des voix, pour en perdre près de la moitié, cinq ans plus tard, lors du premier tour des législatives de 1993 (29,3 %), et remonter ensuite à 48,2 % au second tour des législatives de 1997, après la dissolution manquée qui amena Lionel Jospin à Matignon.

Observé à travers le prisme local que M. Raffarin aura vainement tenté d'imposer durant la campagne électorale, le triomphe des socialistes n'est pas moins éclatant : ils emportent 21 des 22 régions métropolitaines, alors qu'ils n'en détenaient que 8 au terme du scrutin de 1998, considéré comme un bon cru pour la gauche... S'y ajoutent à présent les quatre régions de l'outre-mer, la défaite de Lucette Michaux-Chevry en Guadeloupe illustrant, à des milliers de kilomètres de Paris, la défaite du système chiraquien.

Dans 11 des 22 régions de la métropole, la gauche obtient la majorité absolue des suffrages exprimés, dépassant même les 60 % dans le Limousin et les 55 % en Bretagne, en Midi-Pyrénées et en Poitou-Charentes, où Ségolène Royal a reçu, sur les terres du premier ministre, la consécration que lui promettait le premier tour. Les échecs inattendus du ministre des affaires sociales, François Fillon, qui se pensait assuré de résister à la vague nationale dans les Pays de la Loire, et de Valéry Giscard d'Estaing dans son fief auvergnat, attestent l'uniformité d'un vote national en forme de sanction.

Le vote massif en faveur des listes de la gauche se vérifie aussi dans les 11 autres régions, où hormis en Alsace, celles-ci recueillent partout plus de 40 % des voix, dans des triangulaires qui laissent souvent la droite à plus de 10 points. Et la "vague rose" est encore confirmée par les résultats des élections cantonales, dans lesquelles M. Raffarin a longtemps espéré trouver matière à compenser la défaite redoutée aux régionales mais qui, au contraire, en alourdissent le poids : la gauche y apparaît également majoritaire en voix (51 %) et en sièges, qui conquiert au moins 10 conseils généraux et pourrait ainsi détenir autant de départements que l'UMP et l'UDF réunis.

Par sa dimension, la victoire de la gauche échappe donc à l'interprétation univoque d'un rejet du gouvernement Raffarin, qu'elle se serait bornée à capter sans susciter la moindre adhésion. Tout indique en effet que la mobilisation accrue de chacun des deux tours, qui ont vu par deux fois l'abstention reculer dans des proportions significatives (37,8 % puis 34,2 %), lui a profité davantage qu'à l'UMP ; en outre, le mécontentement exprimé par le vote - qu'annonçaient avec constance les sondages préélectoraux effectués par l'institut TNS Sofres pour Le Monde, RTL et LCI - ne s'est pas traduit par une poussée des extrêmes, ni même par une percée de l'UDF, qui convoitait les suffrages des déçus de la droite.

Pour les socialistes, ce double succès lave dans les chiffres le terrible affront de 2002 et dissipe l'illusion d'optique qu'il avait suscitée : celle d'une gauche ultra-minoritaire, discréditée dans l'opinion, condamnée à l'opposition et complexée par son propre bilan. L'arithmétique électorale, on le sait, ne laisse guère de place aux nuances politiques ; le fait majoritaire aidant, elle change une victoire à l'arrachée en domination sans partage. L'élimination de Lionel Jospin au premier tour de l'élection présidentielle tint ainsi à 200 000 voix. Mais le choc qu'elle a causé a, depuis, contraint le PS à une forme de pénitence honteuse dont l'entre-deux tours de la semaine dernière aura constitué le dernier avatar : alors que la victoire leur souriait, les dirigeants du PS, François Hollande en tête, s'efforçaient encore à la modestie, comme pour finir d'expier la trop grande assurance qui fit chuter M. Jospin.

DISSIPER LES ATERMOIEMENTS

Dépossédé de tous les pouvoirs, le PS semblait aussi avoir perdu ses espoirs. Par la grâce d'un printemps électoral favorable, il les a retrouvés. Ses divisions internes sur des sujets essentiels (l'Europe, les privatisations, la fiscalité) le rendaient inaudible quand la création de l'UMP annonçait, par contraste, la pacification et l'homogénéisation de la droite sous le joug juppéo-chiraquien. C'est l'inverse qui s'est produit : le parti du chef de l'Etat n'a pas su empêcher la concurrence de l'UDF ni masquer les rivalités de ses chefs ; les hérauts du PS, eux, les ont momentanément tues, mettant leurs énergies et leurs ambitions au service de la reconquête, sous l'impulsion d'un premier secrétaire dont l'autorité n'est aujourd'hui plus guère contestée - comme en témoigne la discrétion, durant la campagne, de ses opposants, d'Arnaud Montebourg à Henri Emmanuelli.

Le leadership incarné par M. Hollande s'impose aussi au sein de la gauche. Alors que les divergences des socialistes avec leurs anciens alliés de la gauche plurielle ressemblaient à des divorces irrémédiables, communistes, Verts, et radicaux se sont rapprochés d'eux, tandis que le radeau chevénementiste a sombré corps et bien. Visible dès le 21 mars, le vote utile dicté par le remords du 21 avril a donc joué en faveur du PS, mais aussi de ceux de ses partenaires qui garantissaient aux électeurs un accord avec lui au second tour - ce qui n'était pas le cas de M. Chevènement.

Le même réflexe a sans doute scellé la déconvenue de l'extrême gauche, marginalisée en deçà des 5 % à l'issue du premier tour du scrutin régional et dont le refus de tout désistement n'a, de toute évidence, pas empêché de larges reports sur les candidats de la gauche. Le vote du 28 mars montre ainsi que le PS a retrouvé sa force d'attraction sur l'électorat des autres partis de gauche - ce dont les succès enregistrés en Champagne-Ardenne et en Midi-Pyrénées, acquis malgré l'absence d'accord à gauche entre les deux tours, apportent une preuve supplémentaire.

Ni l'unité ni la domination du PS ne sont, pour autant, gravées dans le marbre. Si une majorité de Français lui ont fait le crédit, en deux dimanches, de constituer la seule alternative possible au chiraquisme, il lui faut désormais parachever sa reconstruction - on n'ose dire sa refondation - en élaborant un projet dont la lisibilité soit incontestable, propre à dissiper les atermoiements d'une gauche écartelée entre une social-démocratie mal assumée et un ouvriérisme anachronique.

L'histoire dira si, au printemps 2004, M. Hollande et les siens ont posé la première pierre d'un nouvel édifice, comme M. Mitterrand l'avait fait, en 1971, deux ans après Mai 68 et un an après la déroute de 1969. Il leur reste trois ans pour répondre à l'invitation que M. Raffarin leur a, bien malgré lui, adressé, en construisant les bases d'une alternance crédible dans des régions aux pouvoirs étendus.

Hervé Gattegno

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 30.03.04